Nous sommes en 1857 et ce tableau – “les glaneuses” de Jean-François Millet – fait scandale…
L’objet de la discorde : une classique histoire de lutte des classes.
Par un jeu de techniques graphiques simples mais parfaitement maîtrisé (jeu d’échelle, lumière rasante sur des glaneuses aux dimensions imposantes, visages cachés ne montrant pas la dureté de l’effort, vêtements colorés et propres, renvoi des signes d’opulence au second plan…) Millet met en lumière et au premier plan les personnes les plus misérables de la société, les glaneuses, celles qui ramassent ce qui reste dans les champs une fois que tout le monde est passé.
Lors de la présentation de la toile au public en 1857, la bourgeoisie est outrée, obligée de regarder ce qu’elle ne veut pas voir, obligée de porter son regard sur un monde rural magnifié par l’artiste peintre.
151 ans plus tard, en 2008 le célèbre street artiste Banksy accroche dans le musée de Bristol une version revisitée du célèbre tableau.
Par cette « sortie de cadre », Banksy nous rappelle deux fondamentaux de l’innovation artistique.
1 : Aucun nouveau mouvement ne part de rien. Banksy recycle le pouvoir de subversion de Millet et en “rajoute une couche” : La glaneuse assise au bord du cadre, clope à la main rend la scène presque cool, et pourtant, glaner n’est pas glander.
2 : Innover, c’est “sortir du cadre”. Une image vaut mille mots. Ici le traitement est “premier degré”, brut, visuel… explicite.
Bien que n’étant ni fondateur ni précurseur de ce mouvement, le roi de la provoc’ Banksy est aujourd’hui la star incontournable du street art. Il est l’un des artistes contemporains les plus connus de notre temps.
Street art, art public, art urbain, art de rue… difficile de le nommer précisément. Le terme fait d’ailleurs débat. Pour moi c’est à peu près la même chose : une passion. Je l’explore comme une déferlante qui se répand sur les villes du monde entier, comme une vague artistique qui a pris la clé des champs, comme un art qui s’est affranchi de son cadre pour rejoindre la rue.
Plus besoin des galeries, des curateurs et des musées pour exposer son travail au public.
Finis expert, critique ou historien d’art pour définir les qualités intrinsèques d’une oeuvre, son identité et par conséquent, sa légitimité à être présentée au public.
Le street art est un art libre qui s’offre à tous, gratuitement, sans filtre, sans intermédiaire. C’est un art “hors-piste” qui prend la rue !
Le street art n’est pas une reproduction in situ de ce qui existe déjà sur les toiles des musées ou des galeries,
Ce n’est pas non plus un 8eme ou un 9eme art,
Le street art réinvente des pratiques et des arts anciens.
La poésie par exemple, comme ici avec le couple français Mel et Kio…
Kio écrit les mots, Mel les fait danser sur les murs.
Autre exemple avec la photographie. Regardez comment l’artiste français JR utilise son art pour transformer le monde, comme ici sur les quais de Paris où il met le corps des femmes en « Seine ».
Même constat avec les installations, à l’image du duo australien Hyde & Seek qui utilise le grillage comme canevas et des gobelets plastiques peints comme médium.
Poésie, photographie, installation, mais aussi peinture, collage, sculpture, tricot… Même le tricot devient un art urbain lorsqu’il recouvre le mobilier des villes, les arbres, les statues. Le Yarn Bombing, un art initié par la jeune artiste américaine Magda Sayeg.
Le street art est un art contextuel. La rue n’est pas seulement un support pour l’artiste, la rue EST le médium, la matière première de l’œuvre.
Le street art “fait avec”.
Avec les éléments architecturaux, le mobilier urbain, les imperfections ou les fractures de la ville.
Un impact, un choc, un petit pochoir… et hop ! l’artiste français oakoak ressuscite Bruce Lee.
Certains artistes s’amusent de détails insignifiants comme ce petit bout de nature improbable qui nourrit l’imaginaire débordant de Sandrine Estrade Boulet.
Ce détournement m’inspire une pensée d’Anatole France : « En art comme en amour, l’instinct suffit. »
L’art urbain peut être minimaliste, presque cocasse lorsqu’il exploite la simplicité d’un déchet banal laissé à terre, un art singulier que l’artiste anglais Slinkachu développe depuis plus de dix ans.
Mais le street art peut aussi être grandiose quand il se met à l’échelle de la ville, à l’image de cette immense anamorphose peinte au Caire par el Seed.
Difficile d’évoquer le caractère grandiose de cet art sans présenter le travail de l’artiste allemand Hendrik Beikirch aka ECB… 70 mètres de haut, et l’ensemble peint à la bombe aérosol… Monumental !!
On peut parfois chercher les limites d’une oeuvre quand elle s’inscrit dans un environnement exceptionnel comme ce portrait peint dans la rade de Brest par Liliwen. Où sont les limites ? Est-ce l’oeuvre ? le mur ? La ruine tout entière ? L’océan ? L’horizon ?
Prendre la rue comme elle est, c’est se nourrir de milliers d’opportunités pour innover artistiquement et réinventer la ville, allant parfois contre les pouvoirs qui la contrôle.
Un adage allemand du moyen âge dit que “l’air de la ville rend libre”, sous-entendu qu’à l’intérieur de la ville l’individu échappe aux liens du servage, aux règles et contrôles d’une communauté restreinte.
L’air de la ville rend libre parce qu’il libère les forces créatrices : Liberté d’expression, liberté de création, liberté de paraître, liberté d’occupation du territoire… au risque parfois de rentrer en collision avec les pouvoirs qui la gouvernent, comme le pouvoir économique par exemple et sa capacité à acheter et à saturer notre espace visuel en toute légalité.
Si la collision est flagrante avec le tag et le graffiti vandales – une forme de d’occupation territoriale très codée, très physique et surtout très mal aimée – cela devient plus complexe avec l’art urbain, sous-entendu un art qui utilise la rue comme matière première et non comme un simple panneau de signalisation pour dire qu’un territoire vous appartient.
Bien que peindre sur les murs librement est interdit, presque partout dans le monde, les street artistes se sont pourtant imposés car le risque et la transgression sont dans l’ADN de ce mouvement.
D’un côté, il y a ceux qui cherchent des emplacements numéro 1, c’est a dire les plus visibles, les plus exposés, où une autorisation est nécessaire. Comme Alexandre Farto aka Vhils par exemple. Ce génial artiste qui défonce les murs au marteau, au burin, au marteau piqueur et parfois même à l’explosif peut difficilement intervenir en pleine ville sans se faire voir, et surtout sans se faire entendre, donc sans autorisation.
De l’autre côté, Il y a ceux qui revendiquent leur liberté totale et ne négocient pas avec les autorités, à l’image de ce mur peint librement, sans commande, par l’artiste brésilien Luis Martins aka L7m dans sa ville de Sao Paulo… Quel vandale !
Alors, qu’en pensez-vous ? autoriser ou interdire ? et qui décide ?
Le droit à créer dans l’espace public reste la question fondamentale et structurelle de ce mouvement.
En fait, les street artistes ont choisi leur camp. Ils ont pris la rue de gré ou de force, propulsés ces 10 dernières années par un spectaculaire amplificateur, un autre espace de liberté : Le web
Une œuvre peinte aujourd’hui peut être vue par des millions de personnes demain. Les photos de street art abondent littéralement sur les réseaux sociaux.. et font parfois le buzz, comme avec ce type de photo par exemple (cf. ci-dessous : Robson Melancia Graffiti) qui réunit tous les ingrédients pour rebondir de mur en mur, de tweet en tweet, d’instragram en instagram.
C’est marrant, cet art qui est sorti du cadre revient dans celui de nos petits écrans via nos téléphones devenus des capteurs d’images omniprésents.
C’est un mouvement étonnant à observer : La fréquentation massive “à distance” via les écrans génère en retour une fréquentation des oeuvres dans la vraie vie. L’habitant, le touriste, l’amateur d’art se déplace dans la rue pour voir les oeuvres. Des oeuvres qui se densifient et s’agrègent dans des zones urbaines “favorables” à la création.
Certains quartiers sont devenus des musées à ciel ouvert tant la densité d’œuvres est importante. Wynwood à Miami, le East End à Londres, Kreusberg à Berlin ou Vitry-sur-Seine près de Paris se visitent comme des musées, avec des guides et des tours organisés par le monde associatif et touristique.
Grace à internet, cet art éphémère est devenu éternel et mondialement populaire avant d’être officiellement reconnu.
L’art urbain est devenu bankable. Il affiche même des records comme cette toile de Banksy qui a atteint le prix ahurissant de 1 700 000 $ au bruit du marteau d’une vente aux enchères à New York en 2008.
La boucle est bouclée : Les artistes qui sont sortis du cadre pour rejoindre la rue reviennent dans celui plus lucratif du marché de l’art.
Comme un appel d’air, la renommée et la réussite fulgurante de quelques uns motivent les jeunes artistes à prendre la rue… et certainement la relève !
Mais, même s’il est devenu bien présent, l’argent n’est pourtant pas le véritable moteur de ce mouvement artistique.
Cette citation de Victor Hugo me parle : “La rue est le cordon ombilical entre le citoyen et la société”.
La démocratie est née dans la rue. la démocratie s’exprime dans la rue. Nous sommes bien placés en France pour le savoir.
Qu’il porte ou non un message politique, le street art révèle de manière pacifique la santé de nos démocraties et l’humeur de l’époque. Joie, colère, humour, injustice, amour, tristesse… s’expriment sans autorisation sur les murs, avec parfois la douleur d’un peuple tout entier comme ce mur peint l’an dernier à Paris par Julien « SETH » Malland, le lendemain des attentats du 13 novembre 2015.
Le street art nous connecte à la ville et à la vie sociale. Il tisse un lien entre nous et la société pour reprendre la citation de Victor Hugo. Il devient un bien et un langage commun.
C’est un art facétieux qui joue avec les effets de surprise. C’est une invitation à SORTIR, à EXPLORER la ville, à lever le nez, à être attentif, à quitter les sentiers battus et les autoroutes touristiques.
Être en contact avec l’art urbain ne nécessite ni connaissance, ni culture de l’art, ni argent, mais juste un peu d’attention à son environnement. C’est un art gratuit à la portée de chacun d’entre vous, à la portée de tous, sans exclusion… POPULAIRE
Je suis devenu passionné d’art urbain sans jamais avoir reçu d’éducation artistique. C’est aussi la force de ce mouvement qui ne nécessite pas de médiation.
Cette passion provient assurément du lieu où j’ai grandi, la Seine-Saint-Denis, un milieu hyper-urbain, un paysage de murs plutôt laids que je me plais aujourd’hui à imaginer oeuvre d’art. Là bas s’est aussi forgé mon goût pour la transgression qui résonne à merveille avec cet art “hors piste” aux origines un peu punk.
Trente ans après, cet art a littéralement pris ma rue.
Lorsque j’ai ouvert les volets de ma maison en novembre 2015, le jour de mon anniversaire, quelle surprise de découvrir cette jeune fille sur mon trottoir, bombe aérosol à la main en train d’essayer de taguer la porte de mon garage.
Mon ami Jérôme (artiste qui signe ses œuvres sous le pseudo OOX) avait discrètement peint ce pochoir sous mes fenêtres. C’était une bonne occasion de me rappeler combien notre amitié était robuste, mais aussi combien notre aventure créatrice commune était riche et passionnante.
Jérôme et moi avons créé il y a plusieurs années le site web Street Art Avenue, notre musée virtuel, celui qui garde une trace de nos voyages, de nos explorations, de nos coups de coeur pour cet art éphémère.
Street Art Avenue nous offre également une forme de légitimité pour organiser des murs, en pleine rue, comme celui peint en mai 2015 par le très renommé artiste australien RONE, ici à Vannes dans notre ville, juste en face du Palais des Arts.
Seriez-vous prêts à offrir le pignon de votre maison ou le mur en face de chez vous à un street artiste ?
Je sais, ce n’est pas simple… les goûts et les couleurs ne se discutent pas : ce que vous aimez pourrait faire frémir de dégoût votre voisin, et réciproquement.
Et pourtant, certains louent un bout de leur jardin ou le mur de leur maison à des annonceurs qui s’affichent en 4 mètres par 3.
Imaginez une ville où les panneaux publicitaires seraient des toiles libres offertes aux artistes… Imaginez que les entrées de ville ne soient plus recouvertes de messages commerciaux mais d’oeuvres d’art ? cela m’enchante rien que d’y penser.
Je vous invite à vous laisser surprendre par ces oeuvres inattendues qui ré-enchantent nos villes,
Je vous invite à ouvrir grand votre regard dans vos prochaines déambulations urbaines,
Je vous invite à être des piétons en pleine conscience de votre environnement.
Laurent
(TEDx Vannes // 9 juillet 2016)